 | Atelier à Monaco avec le grand maitre japonais Takeo Kawabe: 'MES IMPRESSIONS' par Philippe Deblaise. Ecrivain, il vient de publier son troisième roman 'Nouvelles d'un Livre' chez Actes Sud; il est également passionné de bonsaï et, à ce titre, a participé au dernier stage dirigé par Takeo Kawabe : ------------------------------------------------------------------------------------------
Pas dormi de la nuit...
C'est quand même idiot, dépasser la cinquantaine pour se retrouver dans le même état qu'une veille d'examen... Et tout ça pour quoi ? un arbre. Oui, oui, c'est bien ça, vous avez bien lu : un arbre ... et en plus, pas un grand, un beau, un fort, non !
Un tout petit de moins d'un mètre de haut ! ! !
Et si je vous disais que pour lui, je viens de faire un millier de kilomètres (retour non compris...), mille kilomètre pour ce brouillon de pin qu'un horticulteur rangerait au rang des rebuts, des ratés, des invendables... Dur à croire, non ? Je ne parle même pas du travail laissé chez moi, de la famille incrédule, de la somme d'ennuis accumulés pour parvenir à caler ce voyage... Mille bornes, une nuit blanche, mal à la tête... tout ça pour ce vague assemblage d'aiguilles et de bois dans un pot en plastique...
Il y a des jours, on se demande...
En plus, depuis tout à l'heure, j'ai comme l'impression qu'il se fiche de moi... il me regarde d'un air bizarre, sa tête ébouriffée et légèrement penchée en avant se fend d'un sourire que je ne lui connaissais pas... et puis cette drôle de branche à droite avec sa courbe, j'ai soudain l'impression qu'elle me fait comme un... comme un bras d'honneur ! oui, c'est bien ça, un bras d'honneur... Quelle ingratitude, après tout ce que j'ai fait pour lui !
Bon allez, j'arrête, je sens que je commence à dérailler, et pourtant... ce sourire...
Où est mon matériel ? le voilà ! Je me sens un peu ridicule à côté des autres, j'ai juste mes cinq pinces, pas assez de fil et même pas de sellette ! Baudouin m'en prête une et Pipo met son stock de cuivre à ma disposition, ouf ! sauvé ! J'ai quand même la pénible impression d'être un amateur venu jouer dans une équipe professionnelle.
Je laisse là mon inventaire et marque ma réprobation à l'égard du pin en lui tournant le dos. Cela tombe bien, la voix d'Assami couvre le bruissement des préparatifs et coupe soudainement court aux échanges et aux conversations. Elle traduit les premières paroles du maître.
Lorsqu'elle a fini, il reprend la main...
Il est devant un genévrier et parle d'une voix à la fois douce et appuyée en s'aidant de gestes. Les traits de son visages, ses membres, tout son corps s'anime dans un seul but : convaincre ! Et le plus drôle est qu'il y arrive merveilleusement... Il y parvient si bien que je me surprend à n'écouter que d'une oreille distraite la traduction de son discours. Encore quelques heures à m'imprégner de la musique de ses paroles, à déchiffrer ses codes et j'aurai l'impression de le comprendre sans avoir jamais appris un mot de japonais. J'ai déjà ressenti cette impression devant un peintre allemand décrivant une de ses toiles... Comme lui, Takeo Kawabe parle le discours universel, celui de la sincérité, celui des passionnés, celui des vrais artistes. Il nous ouvre la voie en nous transmettant ses connaissances … C’est un passeur de savoir.
Et puis il y a ce regard... Cela fait plusieurs mois que je m'amuse à deviner le degré d'intelligence des êtres aux traits de leur visage. Marotte d'écrivain ? simple divertissement ? En tous cas, cela réserve bien des surprises... Telle ligne de visage, tel dessin de lèvre, tel forme de front offrent parfois des pistes, des indices... mais le plus parlant reste le regard.
Avec Kawabe, on est servi... Quelle flamme, quel éclat, quel pétillement ! J'ai l'impression qu'il lui suffit d'un coup d'oeil pour vous connaître, vous mettre à nu. Une question sur votre projet et le ton de votre réponse lui dit déjà qui vous êtes et si vous êtes capable de le mener à bien. Et tout cela avec la courtoisie, l'humilité qui sied aux gens de l'art... et aux sages.
Je ne peux bientôt plus décoller mon regard de cet extra terrestre, je suis fasciné et me nourris de ses paroles. J'y retrouve la matière faisant ordinairement le fond de la pensée taoïste : cette forme de non-agir chère à Lao Tseu, cette Sainte Paresse faite d'observation, cette fausse indolence, cette économie d'actes et de mots cent fois plus productive que l'agitation et le verbiage inutiles....
Alors que ce monde nous incite à la recherche du résultat rapide, lui prône la lenteur...
Alors que les shows nous apprennent la taille-désaiguillage-ligaturage-écorçage-rempotage du même arbre en deux heures, Kawabe étale ces opérations sur deux années...
Alors que bon nombre de démonstrateurs font passer leur ego et leur insatiable besoin de reconnaissance avant le respect de l'arbre, lui en fait la condition première...
Alors que les lendemains déchantent grave pour les arbres de démo, ceux du maître rayonnent pour mille ans.
De retour chez moi, je me suis replongé dans le Tao-tö king de Lao Tseu, c'est curieux comme ses sentences prennent maintenant une autre couleur... j'ai comme l'impression de les avoir entendu quelque part. Quant à mon pin, il me sourit maintenant de façon plus amicale et sa branche a laissé son arrogance pour devenir plus respectueuse, plus humble, plus... kawabesque.
Et si quelque chose était en train de changer dans le monde du bonsaï ? ----------par Philippe DEBLAISE, BCMonaco
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